Francis
Fukuyama a connu une renommée mondiale avec son livre La Fin de l’histoire et
le dernier homme, en 1992. Le célèbre professeur à l’université Stanford publie
Libéralisme, vents contraires, vibrant plaidoyer pour les démocraties
libérales.
Trente
ans après, son nom reste indissociable d’une thèse aussi célèbre que mal lue. A
l’été 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama
publie dans la revue The National Interest un article intitulé «La fin de
l’histoire?». Alors conseiller dans l’administration Reagan,
l’universitaire y annonce le triomphe mondial du libéralisme politique et
économique. Suivra
en 1992 un livre au succès fulgurant, La Fin de l’histoire et le dernier homme,
l’un des essais les plus marquants de la deuxième partie du xxe siècle.
Fin
de l’histoire? L’expression, inspirée par la pensée de Hegel et par le philosophe
français Alexandre Kojève, a fait florès, quitte à devenir un cliché vidé de
son sens.
Dans
l’euphorie de l’effondrement du bloc soviétique, Fukuyama ne prédit nullement
la fin des guerres ou la disparition du tragique dans l’histoire, mais l’avènement
de la démocratie libérale sur le plan des idées. Selon lui, ce mode de
gouvernement, depuis deux siècles, a tant démontré sa supériorité par rapport
aux idéologies rivales (communisme, fascisme, monarchie héréditaire…) qu’il ne
peut que s’universaliser sur le long terme, «comme forme finale de tout
gouvernement humain».
Ancien
professeur de Fukuyama à Harvard, Samuel Huntington lui répond directement en
1993 avec sa non moins célèbre thèse du «choc des civilisations», qui annonce
l’affrontement entre de grands blocs culturels et religieux.
Si
le 11 septembre 2001 a semblé donner raison à Huntington, la résistance
acharnée des Ukrainiens face à la Russie comme le refus de Taïwan de se
soumettre à la Chine continentale sont bien plus à mettre au crédit de
Fukuyama.
Désormais
professeur de sciences politiques à la prestigieuse université Stanford
(Californie), Francis Fukuyama reste l’un des intellectuels les plus influents
au monde.
Longtemps
proche des néoconservateurs américains, le philosophe s’en est distancié au
moment de la seconde guerre en Irak, adoptant des positions plus centristes.
Salué
par la critique anglo-saxonne, son nouveau livre, Libéralisme, vents contraires
est un vibrant plaidoyer pour le libéralisme classique, fondé sur la tolérance
et la modération, le seul selon lui capable de gérer pacifiquement des sociétés
de plus en plus diversifiées.
Fukuyama
y analyse finement les menaces au sein même de nos démocraties, provenant des
deux extrêmes politiques. Il y critique le populisme de droite ou les excès du
néolibéralisme, comme la dérive identitaire d’une gauche «woke».
L’essai
offre aussi une brillante analyse de l’actuelle défiance vis-à-vis de la
science et de la rationalité, qui doit beaucoup, selon son auteur, à deux
penseurs français qu’il a croisés dans sa jeunesse, Michel Foucault et Jacques
Derrida.
Ces derniers mois, l’oracle Fukuyama a également livré des prédictions tranchées sur la guerre en Ukraine. Dès mars 2022, il a annoncé que la Russie se dirigeait vers une défaite militaire qui aurait des implications immenses pour l’évolution démocratique dans le monde. Les détracteurs de sa thèse lui ont souvent opposé la résurgence de la Russie et l’ascension de la Chine comme puissances autoritaires défiant ouvertement l’ordre libéral. Mais pour le chercheur, ces deux régimes soi-disant «forts» démontrent au contraire toutes les faiblesses d’un pouvoir qui se concentre entre les mains de dirigeants n’écoutant plus qu’eux-mêmes, Vladimir Poutine et Xi Jinping.
Estimant illusoire toute négociation avec Poutine, il assure que ni la Russie ni la Chine n’offrent une alternative idéologique cohérente face au libéralisme. L’universitaire apporte également son soutien à la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, et explique pourquoi le wokisme comme le trumpisme ont entamé leur déclin.
Ces derniers mois, l’oracle Fukuyama a également livré des prédictions tranchées sur la guerre en Ukraine. Dès mars 2022, il a annoncé que la Russie se dirigeait vers une défaite militaire qui aurait des implications immenses pour l’évolution démocratique dans le monde. Les détracteurs de sa thèse lui ont souvent opposé la résurgence de la Russie et l’ascension de la Chine comme puissances autoritaires défiant ouvertement l’ordre libéral. Mais pour le chercheur, ces deux régimes soi-disant «forts» démontrent au contraire toutes les faiblesses d’un pouvoir qui se concentre entre les mains de dirigeants n’écoutant plus qu’eux-mêmes, Vladimir Poutine et Xi Jinping.
Estimant illusoire toute négociation avec Poutine, il assure que ni la Russie ni la Chine n’offrent une alternative idéologique cohérente face au libéralisme. L’universitaire apporte également son soutien à la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, et explique pourquoi le wokisme comme le trumpisme ont entamé leur déclin.
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«Le libéralisme est obsolète», affirmait Vladimir Poutine. Après un an de guerre en Ukraine, c’est le régime autoritaire russe qui semble le plus menacé d’obsolescence. Avons-nous surestimé les faiblesses des démocraties libérales?
Cette dernière année nous a apporté des motifs d’espoir. Personne ne s’attendait à ce que l’Otan soit unie à ce point et soutienne aussi fortement l’Ukraine. Peu de gens pensaient que l’Ukraine elle-même défendrait aussi ardemment sa liberté et sa souveraineté.
Il faut juger la compétition entre les démocraties libérales et les régimes autoritaires sur le long terme. Ces dernières années, la Russie et la Chine ont mis en avant la mort du libéralisme, le déclin de l’Occident et ont affirmé que leur type de gouvernement autoritaire se montrait bien plus efficace. Mais, au même moment, ces deux pays ont commis des bourdes impensables en démocratie. La Russie a envahi l’Ukraine sur décision d’une seule personne, Vladimir Poutine, très isolé durant la pandémie du Covid-19 et qui refusait tout conseil ou toute remontée d’information contraires à ses propres idées. Poutine a ainsi commis la plus grande erreur stratégique de sa génération. La Chine, elle, a instauré la politique du «zéro Covid», là aussi une décision d’une seule personne, Xi Jinping, qui a lié son propre prestige au contrôle de l’épidémie par la Chine. Cela a débouché sur de sérieux revers économiques. Ces systèmes autoritaires ont ainsi montré l’ampleur des failles dans leur système de prise de décision, du fait de la concentration croissante du pouvoir entre les mains d’un seul dirigeant au sommet, tout comme de l’absence de tout débat public.
Il y a un an, vous
prédisiez que la Russie pouvait perdre en Ukraine. Etes-vous toujours aussi
confiant?
Les Ukrainiens s’en sont très bien sortis au vu de l’écart en effectifs et ressources entre les deux pays. Ils ont regagné de nombreux territoires. Aujourd’hui, le conflit semble être dans une impasse, avec des combats très meurtriers pour des gains territoriaux limités, comme à Bakhmout. Mais, à mon avis, cela ne durera pas longtemps. L’armée russe est très affaiblie et a perdu plus de la moitié de ses chars. Selon le secrétaire d’Etat à la Défense britannique, elle aurait déployé 97 % de ses forces en Ukraine. Ils n’ont donc plus aucune réserve. Il est ainsi possible que l’Ukraine sorte de cette impasse et regagne d’ici à cet été d’autres territoires, notamment dans le sud.
Les Ukrainiens s’en sont très bien sortis au vu de l’écart en effectifs et ressources entre les deux pays. Ils ont regagné de nombreux territoires. Aujourd’hui, le conflit semble être dans une impasse, avec des combats très meurtriers pour des gains territoriaux limités, comme à Bakhmout. Mais, à mon avis, cela ne durera pas longtemps. L’armée russe est très affaiblie et a perdu plus de la moitié de ses chars. Selon le secrétaire d’Etat à la Défense britannique, elle aurait déployé 97 % de ses forces en Ukraine. Ils n’ont donc plus aucune réserve. Il est ainsi possible que l’Ukraine sorte de cette impasse et regagne d’ici à cet été d’autres territoires, notamment dans le sud.
En Allemagne et en France, des intellectuels, comme Jürgen Habermas ou
Edgar Morin, appellent à négocier avec Poutine, afin d’éviter une escalade vers
une troisième guerre mondiale…
Le danger d’une escalade est très surestimé. Qu’aurait à gagner Poutine en utilisant l’arme nucléaire sur un territoire qui, selon sa propagande, fait partie intégrante de la Russie? Cela provoquerait en outre une riposte conventionnelle forte de la part de l’Otan. Par ailleurs, il faut bien avoir conscience qu’un accord de paix aujourd’hui ne représenterait qu’un cessez-le-feu temporaire, permettant à la Russie de se réarmer pour mieux relancer la guerre. Soit une simple trêve au bénéfice de Poutine. C’est pourquoi, comme l’immense majorité des Ukrainiens, je suis opposé à cette idée de négociations.
Le danger d’une escalade est très surestimé. Qu’aurait à gagner Poutine en utilisant l’arme nucléaire sur un territoire qui, selon sa propagande, fait partie intégrante de la Russie? Cela provoquerait en outre une riposte conventionnelle forte de la part de l’Otan. Par ailleurs, il faut bien avoir conscience qu’un accord de paix aujourd’hui ne représenterait qu’un cessez-le-feu temporaire, permettant à la Russie de se réarmer pour mieux relancer la guerre. Soit une simple trêve au bénéfice de Poutine. C’est pourquoi, comme l’immense majorité des Ukrainiens, je suis opposé à cette idée de négociations.
Vous avez aussi
annoncé que Poutine ne survivrait pas à une défaite militaire en Ukraine…
Il
n’y aura pas de révolution populaire contre Poutine. Il a réussi à convaincre
un nombre conséquent de Russes qu’il s’agirait là d’une guerre défensive et
patriotique. Le pouvoir russe repose sur un puissant système oppressif qui
parvient à emprisonner ou diviser les opposants. Les menaces contre Poutine ne
pourront donc venir que de l’intérieur même du régime. Si les Ukrainiens continuent
à libérer des territoires et menacer les positions russes en Crimée, ce serait
une humiliation pour lui. Les sanctions économiques ont eu moins d’effets qu’on
ne l’espérait, mais il n’en demeure pas moins que les entreprises russes ont
perdu des accès importants aux technologies et produits occidentaux, et que
cela ne va aller qu’en s’aggravant. Poutine est
populaire en Russie parce qu’il est perçu comme étant efficace. Si les échecs
militaires et économiques s’accumulent, sa légitimité sera de plus en plus
remise en cause.
De nombreux experts
ont annoncé que, dans la décennie à venir, la Chine deviendra la première
économie mondiale, devant les Etats-Unis. Mais, selon vous, ce pays plafonne déjà…
Le modèle économique chinois ne
fonctionne plus. Depuis
la crise de 2008 et celle du Covid-19, le régime a cherché à gonfler la
croissance via l’immobilier et de grands travaux. Résultat: d’énormes complexes immobiliers sont dynamités du fait d’une
demande insuffisante pour des appartements. Tous les gouvernements provinciaux
sont en banqueroute. La situation est comparable à celle du Japon au début des
années 1990. Alors que ce pays semblait pouvoir surpasser les Etats-Unis, lui
aussi a voulu soutenir la croissance par des investissements immobiliers et infrastructurels,
en sachant que sa population était vieillissante. Cela a débouché sur
une longue stagnation. Dans les années à venir, la croissance chinoise se
limitera à 1, 2 ou 3 %, loin des 7 ou 10 % de ces dernières décennies. Le PIB
de la Chine pourrait, en valeur absolue, ne jamais dépasser celui des
Etats-Unis, qui s’en sortent bien économiquement.
Xi Jinping attaquera-t-il Taïwan pour faire oublier ses difficultés internes?
Il n’attaquera pas Taïwan pour
faire simplement diversion. C’est un risque bien trop important. En revanche,
reprendre Taïwan est depuis longtemps un objectif du régime chinois. L’Armée
populaire de libération s’est modernisée dans ce but. La décision dépendra
vraiment des calculs de Xi Jinping: à quel point estimera-t-il pouvoir se
sortir impunément d’une telle aventure militaire, et quels seront à ses yeux
les réponses des Etats-Unis, de l’Occident et du Japon?
Une
guerre au sujet de Taïwan serait une catastrophe absolue, car la Chine est bien
plus importante pour l’économie mondiale que la Russie. Il faut ainsi empêcher
à tout prix ce conflit. Mais pour cela, nous devons dissuader le régime chinois
et lui faire comprendre que, s’il se lance dans une invasion de l’île, il devra
faire face à une résistance forte. Avec l’Ukraine, nous avons un exemple
prégnant de ce qui arrive quand vous ne dissuadez pas une puissance autoritaire
avec des visées expansionnistes. Poutine s’est emparé de la Crimée et du
Donbass en 2014, et l’Occident n’a quasiment rien fait, ne lui imposant aucune
sanction significative, continuant à acheter des hydrocarbures russes et
refusant d’armer l’Ukraine. Poutine s’est ainsi dit que l’Occident ne
répondrait jamais à une invasion de l’ensemble de l’Ukraine. Ne répétons pas
cette erreur en ce qui concerne Taïwan.
Dans La Fin de
l’histoire, vous prophétisiez la victoire du libéralisme non dans les faits,
mais en tant qu’idée. Selon vous, «aucune idéologie ayant des prétentions à
l’universalité n’est en mesure de défier la démocratie libérale». La Chine et
la Russie ne représentent-elles pas aujourd’hui des modèles alternatifs?
Ni
la Chine ni la Russie n’incarnent une idéologie cohérente. La Chine était
guidée par le marxisme-léninisme, mais elle a depuis longtemps abandonné la
partie économique de cette idéologie. Aujourd’hui, le régime chinois repose sur
un capitalisme étatique avec certains aspects de libre-marché, mais sous un
contrôle politique très fort. Personne ne croit plus
vraiment dans l’orthodoxie marxiste-léniniste. La Russie, quant à elle, s’est
cherché une idéologie depuis vingt ans. Poutine a mélangé nationalisme russe,
religion orthodoxe, nostalgie soviétique et, plus récemment, opposition au
wokisme, aux droits des transgenres ou au mariage gay. Il y a dix ans,
Poutine se fichait de ces sujets. Mais il a compris que c’était un argument de
vente, notamment aux yeux des conservateurs en Occident. Mais vous n’allez pas
créer une puissance mondiale basée simplement sur l’opposition aux droits des
personnes trans. Quelle idée épouvantable! Il n’y a ainsi rien de cohérent
idéologiquement dans les régimes chinois ou russe, si ce n’est leur opposition
aux démocraties libérales occidentales.
Votre livre est un
plaidoyer pour le libéralisme classique. Les malentendus sont nombreux autour
de ce terme…
Je
sais que le terme «libéralisme» a mauvaise presse en France. Mais le
libéralisme, au départ, est la croyance dans une égale et universelle dignité
des êtres humains. C’est l’idée derrière la déclaration des droits de l’homme
sous la Révolution française. Toutes les personnes ont les mêmes droits, et ces
droits individuels doivent être garantis par un ensemble de lois ou de règles
constitutionnelles empêchant l’Etat de pouvoir les violer. En ce sens, la France a toujours été un pays libéral. Elle a simplement
un Etat plus gros que d’autres démocraties libérales.
Aux Etats-Unis, le terme «
libéral » désigne quelqu’un du centre-gauche. En Europe, il s’applique au
centre-droit, à l’image du Parti libéral-démocrate (FDP) allemand, qui est
pro-marché. Mais ces définitions centrées sur l’économie n’abordent par le
coeur du libéralisme. Une société libérale requiert un Etat démocratique et des
politiques sociales pour les gens ordinaires, sans quoi vous n’arriverez pas à
maintenir la légitimité du système. Le respect des droits individuels doit
s’accompagner d’une redistribution afin de limiter les inégalités de revenus.
Vous critiquez les
excès du néolibéralisme. Le libéralisme économique ne nous a-t-il pas apporté
une croissance inédite dans l’Histoire? Depuis 1800, le revenu par tête dans le
monde libéral a augmenté de 3 000 %…
La
liberté économique et la propriété privée sont de très bonnes idées. Elles ont
permis cette croissance extraordinaire depuis deux siècles. Même la Chine, qui
n’a rien d’une démocratie libérale, a adopté le libéralisme économique depuis
Deng Xiaoping, qui a créé un secteur privé. Cela a débouché sur le miracle
chinois.
Le
problème, c’est que le néolibéralisme a poussé ces principes trop loin. Ce
terme est devenu un synonyme péjoratif de «capitalisme». Mais il devrait être
employé pour décrire un mouvement rattaché à des économistes comme Milton
Friedman ou Gary Becker, opposés à l’intervention étatique dans la sphère
privée. Le néolibéralisme a fait des marchés une nouvelle religion. Mais les
marchés livrés à eux-mêmes produisent des inégalités importantes et de
l’instabilité. La dérégulation du système financier international dans les
années 1990 a conduit à la crise des subprimes en 2007 et à celle de la zone
euro en 2010. Cela a eu des effets dévastateurs pour de nombreuses personnes.
Les Etats-Unis, et à un degré moindre le Royaume-Uni, figurent parmi les pays
les plus inégalitaires du monde. Ils ont eu des dirigeants, Ronald Reagan et
Margaret Thatcher, qui ont promu ce néolibéralisme. Cela a alimenté le
populisme à gauche comme à droite.
Vous n’épargnez pas non plus la gauche culturelle, dite «woke». En quoi cette mouvance obsédée par les identités serait-elle
contraire au libéralisme?
Le
libéralisme est fondé sur l’égale dignité entre humains en tant qu’individus.
Mais ces mouvements identitaires mettent en avant des membres de sous-groupes
particuliers, en fonction de leur ethnicité, leur genre ou leur orientation
sexuelle. Selon eux, l’Etat devrait nous considérer non en tant qu’individus,
mais comme membres d’un de ces groupes, ce qui donnerait accès à des droits
particuliers.
L’autre
problème, c’est l’intolérance. Beaucoup de personnes à gauche ont abandonné le
principe de tolérance, vertu première d’un système libéral. Nous devons
accepter que d’autres personnes soient en désaccord avec nous, tant qu’ils
respectent les principes de base permettant de vivre pacifiquement. C’est une
dérive majeure de la culture «woke»: si vous n’êtes pas «woke», vous n’avez
même plus le droit à la parole.
Selon certains intellectuels comme Ruy Teixeira, le wokisme est déjà en
déclin. Même à gauche,
beaucoup ont par exemple réalisé à quel point il serait absurde de «définancer
la police»…
Il
y a un vrai retour de bâton contre l’idéologie woke. A San Francisco, Portland
et New York, le taux de criminalité a augmenté. Cela a provoqué la colère des
citoyens, qui l’ont fait savoir lors des élections. C’est pour cela qu’il est
bon d’être dans une démocratie. Chaque jour, nous y faisons des erreurs. Mais
le système se corrige lui-même.
En revanche, la droite pousse
l’anti-wokisme bien trop loin. Aux EtatsUnis, des gouverneurs, comme Ron
DeSantis en Floride, veulent interdire aux universités d’enseigner des contenus
sur le genre ou la race. C’est tout aussi illibéral que la cancel culture de
gauche. Nous avons sans doute passé le pic du wokisme. Mais nous avons aussi,
je l’espère, dépassé le point culminant du populisme de droite. Donald Trump
est en train d’échouer en tant que leader de cette mouvance. Il sera remplacé par
d’autres figures qui auront des idées tout aussi mauvaises que lui. Mais Trump
était spécialement dangereux du fait de sa personnalité unique. Or les
Américains se lassent de plus en plus de lui.
Le libéralisme est
intimement lié à la science moderne et à la rationalité. Or, selon vous, les
démocraties modernes affrontent aujourd’hui une «crise cognitive profonde»…
Des
penseurs français ont une grande responsabilité. J’ai rencontré Michel Foucault
quand j’étais étudiant à Cornell, j’ai suivi des conférences de Jacques Derrida
à Paris dans les années 1970. Le politiquement correct comme la critique de la
science doivent beaucoup à ce courant postmoderniste, et notamment à Foucault.
Il a expliqué que, par le passé, un roi pouvait simplement tuer ceux qu’il
n’aimait pas. Dans le monde moderne, ce n’est plus possible. Le pouvoir utilise
donc le langage de la science pour façonner la société par des moyens détournés,
ce que Foucault nomme le «bio-pouvoir». Foucault a illustré cela de manière
brillante pour la folie, l’incarcération ou l’homosexualité. La science a
effectivement été instrumentalisée afin de marginaliser certains groupes de
personnes.
Mais Foucault a universalisé cela, finissant par affirmer que toute la science ne serait qu’un exercice de pouvoir. Il a remis en cause l’idée de toute vérité objective que la méthode scientifique peut dévoiler.
Avec l’aide des réseaux sociaux, ce relativisme a en partie migré vers la droite. Durant la pandémie du Covid-19, on a constaté l’ampleur de l’opposition à toute autorité de santé publique dans nos démocraties occidentales. Aux Etats-Unis, de nombreux conservateurs sont persuadés de la nocivité des vaccins. Dans l’Idaho, deux élus républicains viennent de déposer un projet de loi visant à pénaliser toute administration d’une dose de vaccin à ARN. C’est insensé! Mais cela repose sur une méfiance, de nature complotiste, par rapport à la communauté scientifique. Cette idée est née à gauche, chez des intellectuels comme Foucault, puis a été reprise dans les théories critiques présentant la science comme servant les intérêts d’une élite occidentale, blanche ou masculine. Désormais, elle dérive vers la droite, d’où proviennent les attaques les plus violentes contre la rationalité scientifique.
Mais Foucault a universalisé cela, finissant par affirmer que toute la science ne serait qu’un exercice de pouvoir. Il a remis en cause l’idée de toute vérité objective que la méthode scientifique peut dévoiler.
Avec l’aide des réseaux sociaux, ce relativisme a en partie migré vers la droite. Durant la pandémie du Covid-19, on a constaté l’ampleur de l’opposition à toute autorité de santé publique dans nos démocraties occidentales. Aux Etats-Unis, de nombreux conservateurs sont persuadés de la nocivité des vaccins. Dans l’Idaho, deux élus républicains viennent de déposer un projet de loi visant à pénaliser toute administration d’une dose de vaccin à ARN. C’est insensé! Mais cela repose sur une méfiance, de nature complotiste, par rapport à la communauté scientifique. Cette idée est née à gauche, chez des intellectuels comme Foucault, puis a été reprise dans les théories critiques présentant la science comme servant les intérêts d’une élite occidentale, blanche ou masculine. Désormais, elle dérive vers la droite, d’où proviennent les attaques les plus violentes contre la rationalité scientifique.
Emmanuel Macron a
essayé de se positionner en tant que champion du libéralisme. Comment jugez-vous
son action?
Il a le mérite d’avoir tenté des
réformes, notamment celle des retraites. Le système français n’est pas durable
du fait des évolutions démographiques. Au vu de l’actuelle espérance de vie, l’idée
qu’il faudrait prendre sa retraite au début de la soixantaine est complètement
irréaliste. Je sais qu’en France, toute tentative pour réformer ce système
provoque des réactions furieuses. Mais c’est nécessaire, et il faut mettre au crédit
d’Emmanuel Macron d’essayer de pousser son pays vers la bonne direction. Sa
politique étrangère vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine m’enthousiasme
moins. Macron s’est trop longtemps accroché à cette idée qu’on pouvait
incorporer la Russie dans un système de sécurité européen, alors qu’il était
manifeste que le régime de Poutine ne partageait nullement les valeurs
européennes. Macron soutient fermement l’Ukraine en lui fournissant
des armes. Mais régulièrement, son instinct le pousse à vouloir négocier une
paix illusoire avec Poutine. Il devrait cesser cela.
Vous êtes toujours opposé à votre ancien professeur, Samuel Huntington,
qui passe pour un prophète avec son « choc des civilisations ». Or Huntington
avait, en 1993, explicitement rejeté un conflit entre la Russie et l’Ukraine ou
la Chine et Taïwan…
Huntington avait raison de
souligner le rôle des facteurs culturels. Mais il pensait que le nationalisme
serait remplacé par des ensembles civilisationnels plus larges, et que les pays
au sein de ces blocs coopéreraient davantage du fait de leurs valeurs
culturelles partagées. De toute évidence, les faits l’ont contredit. Par
exemple, la Chine, la Corée du Sud et le Japon se méfient tous les uns des
autres, alors mêmes que ces pays sont situés dans une même zone supposée
sinisante.
Votre erreur
principale n’est-elle pas d’avoir sous-estimé l’islamisme comme alternative au
libéralisme? A l’époque, vous écriviez que «l’ère des conquêtes culturelles de
l’islam est révolue»…
L’islam
a toujours des limites importantes en tant qu’idéologie pouvant servir de base
à une civilisation moderne. Il requiert un Etat
fort et une homogénéité culturelle. Il n’a pas réussi à créer une force mondiale
puissante. Les pays musulmans sont bien plus en guerre entre eux que contre le
reste du monde, avec une opposition entre sunnites et chiites qui alimente les
principaux conflits au Moyen-Orient. Pour les démocraties libérales, là où le défi
posé par l’islamisme me semble plus important, c’est plutôt au sein de pays
européens. La France compte plusieurs millions de musulmans. Une
partie d’entre eux ne partagent pas spécialement les valeurs libérales. Or,
dans une société libérale, nul besoin d’avoir les mêmes convictions
religieuses. Mais
vous devez avoir une croyance commune dans des principes comme la tolérance ou
l’autonomie individuelle. Si vous avez une communauté importante qui nie ces
principes, cela peut représenter un vrai problème.
Selon Freedom House, les démocraties sont en recul depuis le milieu des
années 2000. Une défaite de la Russie en Ukraine pourrait-elle être un tournant?
Si
les démocraties occidentales continuent à être soudées et que l’Ukraine déjoue
le plan de Poutine, cela aura un impact très puissant. L’image d’Ukrainiens se
battant et mourant pour défendre leur liberté est très inspirante. C’est aussi
une piqûre de rappel pour les plus jeunes qui n’ont jamais connu des menaces
directes contre leur liberté. A l’inverse, si la Russie réussit à soumettre
l’Ukraine, les répercussions seront très négatives au niveau mondial.
La
situation politique aux Etats-Unis est un autre enjeu clef. La forte
polarisation au sein de la population américaine représente la principale
faiblesse de ce pays. S’ils ne la résolvent pas, les EtatsUnis seront
incapables de rester les leaders du monde démocratique. Le parti républicain,
longtemps très internationaliste, est devenu bien plus isolationniste. Cela
persistera sans doute, même si Donald Trump n’est pas le prochain candidat.
Mais le consensus internationaliste demeure important aux Etats-Unis. Nous,
Américains, devons continuer à nous battre pour avoir une politique étrangère
forte. Pour l’Europe, la prochaine élection présidentielle
aura en tout cas des conséquences majeures.
Trente ans après
avoir annoncé «la fin de l’histoire», vous restez optimiste?
Je
ne vois toujours pas de système alternatif crédible au libéralisme. Aucun
gouvernement autoritaire ne propose une société qui, à long terme, soit plus
attrayante que la démocratie libérale. Les millions de personnes qui quittent
des pays pauvres, corrompus ou violents pour émigrer non pas en Russie ou en
Chine, mais dans l’Occident libéral et démocratique le démontrent amplement. Je
reste donc d’un optimisme prudent.
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L'Express (France), 9 Mar 2023