Il
n’était pas faux de voir dans le mouvement des agriculteurs un
mouvement social européen, comme on l’a souvent entendu, mais il
fallait surtout y reconnaître une révolte antieuropéiste
généralisée. Les événements sont venus confirmer cette
impression : c’est à Bruxelles que le gouvernement français a dû
se rendre pour négocier des concessions pour ses agriculteurs, comme
s’il n’était plus qu’un syndicat des intérêts nationaux dans
le cadre européen, sur lequel il fallait faire pression. Le vrai
pouvoir, pour une fois, s’exposait, et s’exposait même
fièrement, surplombant les peuples, les nations, les États.
Il
faut toutefois définir correctement l’européisme. L’européisme
n’est pas la civilisation européenne, ni même la construction
européenne, mais une idéologie empruntant à l’europe son nom
tout en ayant peu à voir avec elle. L’européisme est d’abord un
intégrationnisme continental sans fin, dans la mesure où la
construction européenne ne doit jamais cesser, et s’étendre sans
cesse, comme en témoigne la tentation toujours renaissante d’y
associer de nouveaux États, comme en témoigne aussi le désir de
multiplier les accords de libre-échange à la grandeur du monde,
l’européisme semblant ici se confondre avec un mondialisme ne
disant pas son nom, comme en témoigne aussi son immigrationnisme
forcené. L’UE se présente comme le moteur de l’unification
mondiale et doit broyer les nations particulières qui ne consentent
pas à s’y dissoudre – elles sont alors accusées de verser dans
l’égoïsme national. Elles ne trouveront une certaine grandeur
morale qu’en abdiquant leur souveraineté – généralement en
renonçant à la règle de l’unanimité au niveau communautaire.
L’européisme
est aussi un néosocialisme – bien davantage qu’un libéralisme,
d’ailleurs – qui fonctionne à la multiplication des normes et
des règles, souvent biscornues, quand elles ne sont pas tout
simplement absurdes dans la mesure où elles permettent d’arraisonner
chaque pays, en les intégrant dans un dispositif technocratique plus
vaste qui se substitue aux pouvoirs démocratiques et nationaux,
jugés dépassés par l’histoire. Cette technocratie croit
justement trouver sa grandeur dans son indifférence revendiquée
aux humeurs populaires. La bureaucratisation de l’existence dont les agriculteurs font particulièrement les frais n’est pas une dérive de la construction européenne. Elle est dans sa nature même, car c’est seulement ainsi que L’UE parvient à faire sentir sa présence dans l’existence concrète des sociétés. Elle s’accompagne de subventions massives visant à assujettir structurellement les économies nationales, pour les rendre dépendantes de la technostructure européenne.
aux humeurs populaires. La bureaucratisation de l’existence dont les agriculteurs font particulièrement les frais n’est pas une dérive de la construction européenne. Elle est dans sa nature même, car c’est seulement ainsi que L’UE parvient à faire sentir sa présence dans l’existence concrète des sociétés. Elle s’accompagne de subventions massives visant à assujettir structurellement les économies nationales, pour les rendre dépendantes de la technostructure européenne.
« L’européisme réactive le mythe de l’homme nouveau, qu’on rêve de désincarner, en lui promettant une rédemption angélique »
L’européisme
est aussi un néosocialisme. On le constate avec son adhésion à
l’écologisme autoritaire, qui réactive le fantasme de l’économie
planifiée, sous le signe d’une décroissance vertueuse se
réclamant de la transition écologique, comme si les peuples
européens étaient les premiers et même les seuls responsables du
dérèglement climatique de notre temps. L’écologisme européiste
est aussi paradoxalement une machine à broyer les cultures – pour
sauver l’humanité, il faudrait l’arracher à ses traditions, qui
ne sont plus jugées écologiquement durables. L’humanité devrait
se mettre à rêver de viande de synthèse, de poudre d’insectes,
et cela généralement sous le signe d’un véganisme militant qui
flirte avec le transhumanisme. L’européisme réactive le mythe de
l’homme nouveau, qu’on rêve de désincarner, en lui promettant
une rédemption angélique.
Mais
les peuples n’aiment pas se laisser aspirer dans une utopie qui
vampirise leur existence. Ce pour quoi de temps en temps,
l’européisme doit faire une pause. Comme en son temps, Lénine
avait dû miser sur la NEP et réinjecter une part de capitalisme
dans L’URSS naissante, pour redonner de l’oxygène au socialisme,
l’européisme doit à l’occasion, surtout quand la contestation
populaire est très forte, redonner un peu de liberté aux nations,
pour leur donner l’illusion d’une relative autonomie dans
l’ensemble européen, pour éviter que la révolte contre lui ne se
radicalise. Ces concessions sont autant d’accommodements
raisonnables consentis aux nations qui ne sont pas encore convaincues
des vertus de leur disparition. Elles ne sont jamais durables.
La
révolte des agriculteurs, dans ce contexte, a quelque chose d’une
jacquerie, mais évoque aussi le souvenir de l’insurrection
vendéenne – celle d’un peuple ne consentant pas à se laisser
détruire au nom des promesses de la modernité. On l’a oublié,
mais les révoltes populaires, depuis plus de deux siècles, sont
souvent des révoltes antiprogressistes et des révoltes de
l’enracinement, ce qui nous rappelle pourquoi le progressisme ne
parvient jamais vraiment à se convaincre au fond de lui-même des
vertus de la démocratie et de la souveraineté des peuples. ■
- Le Figaro, 3 February 2024 - Mathieu Bock-côté