04/02/2024

Do apeirógono - Portrait d’une révolte anti-européiste

Il n’était pas faux de voir dans le mouvement des agriculteurs un mouvement social européen, comme on l’a souvent entendu, mais il fallait surtout y reconnaître une révolte antieuropéiste généralisée. Les événements sont venus confirmer cette impression : c’est à Bruxelles que le gouvernement français a dû se rendre pour négocier des concessions pour ses agriculteurs, comme s’il n’était plus qu’un syndicat des intérêts nationaux dans le cadre européen, sur lequel il fallait faire pression. Le vrai pouvoir, pour une fois, s’exposait, et s’exposait même fièrement, surplombant les peuples, les nations, les États.
Il faut toutefois définir correctement l’européisme. L’européisme n’est pas la civilisation européenne, ni même la construction européenne, mais une idéologie empruntant à l’europe son nom tout en ayant peu à voir avec elle. L’européisme est d’abord un intégrationnisme continental sans fin, dans la mesure où la construction européenne ne doit jamais cesser, et s’étendre sans cesse, comme en témoigne la tentation toujours renaissante d’y associer de nouveaux États, comme en témoigne aussi le désir de multiplier les accords de libre-échange à la grandeur du monde, l’européisme semblant ici se confondre avec un mondialisme ne disant pas son nom, comme en témoigne aussi son immigrationnisme forcené. L’UE se présente comme le moteur de l’unification mondiale et doit broyer les nations particulières qui ne consentent pas à s’y dissoudre – elles sont alors accusées de verser dans l’égoïsme national. Elles ne trouveront une certaine grandeur morale qu’en abdiquant leur souveraineté – généralement en renonçant à la règle de l’unanimité au niveau communautaire.

L’européisme est aussi un néosocialisme – bien davantage qu’un libéralisme, d’ailleurs – qui fonctionne à la multiplication des normes et des règles, souvent biscornues, quand elles ne sont pas tout simplement absurdes dans la mesure où elles permettent d’arraisonner chaque pays, en les intégrant dans un dispositif technocratique plus vaste qui se substitue aux pouvoirs démocratiques et nationaux, jugés dépassés par l’histoire. Cette technocratie croit justement trouver sa grandeur dans son indifférence revendiquée
aux humeurs populaires. La bureaucratisation de l’existence dont les agriculteurs font particulièrement les frais n’est pas une dérive de la construction européenne. Elle est dans sa nature même, car c’est seulement ainsi que L’UE parvient à faire sentir sa présence dans l’existence concrète des sociétés. Elle s’accompagne de subventions massives visant à assujettir structurellement les économies nationales, pour les rendre dépendantes de la technostructure européenne.
« L’européisme réactive le mythe de l’homme nouveau, qu’on rêve de désincarner, en lui promettant une rédemption angélique »
L’européisme est aussi un néosocialisme. On le constate avec son adhésion à l’écologisme autoritaire, qui réactive le fantasme de l’économie planifiée, sous le signe d’une décroissance vertueuse se réclamant de la transition écologique, comme si les peuples européens étaient les premiers et même les seuls responsables du dérèglement climatique de notre temps. L’écologisme européiste est aussi paradoxalement une machine à broyer les cultures – pour sauver l’humanité, il faudrait l’arracher à ses traditions, qui ne sont plus jugées écologiquement durables. L’humanité devrait se mettre à rêver de viande de synthèse, de poudre d’insectes, et cela généralement sous le signe d’un véganisme militant qui flirte avec le transhumanisme. L’européisme réactive le mythe de l’homme nouveau, qu’on rêve de désincarner, en lui promettant une rédemption angélique.
Mais les peuples n’aiment pas se laisser aspirer dans une utopie qui vampirise leur existence. Ce pour quoi de temps en temps, l’européisme doit faire une pause. Comme en son temps, Lénine avait dû miser sur la NEP et réinjecter une part de capitalisme dans L’URSS naissante, pour redonner de l’oxygène au socialisme, l’européisme doit à l’occasion, surtout quand la contestation populaire est très forte, redonner un peu de liberté aux nations, pour leur donner l’illusion d’une relative autonomie dans l’ensemble européen, pour éviter que la révolte contre lui ne se radicalise. Ces concessions sont autant d’accommodements raisonnables consentis aux nations qui ne sont pas encore convaincues des vertus de leur disparition. Elles ne sont jamais durables.

La révolte des agriculteurs, dans ce contexte, a quelque chose d’une jacquerie, mais évoque aussi le souvenir de l’insurrection vendéenne – celle d’un peuple ne consentant pas à se laisser détruire au nom des promesses de la modernité. On l’a oublié, mais les révoltes populaires, depuis plus de deux siècles, sont souvent des révoltes antiprogressistes et des révoltes de l’enracinement, ce qui nous rappelle pourquoi le progressisme ne parvient jamais vraiment à se convaincre au fond de lui-même des vertus de la démocratie et de la souveraineté des peuples.
  • Le Figaro, 3 February 2024 - Mathieu Bock-côté