Où sont les fascistes?
. Natacha Polony
L’homme est apparu sur les plateaux de télévision, visiblement affecté. Indigné. De son léger accent allemand, le professeur agrégé a décrit la polémique à l’Institut d’études politiques (IEP) de Grenoble, le placardage de son nom et de celui d’un de ses collègues, avec ces mots, «des fascistes dans nos amphis», les enseignants et la direction de l’IEP, bien sûr solidaires, dénonçant une «mise en danger» par ce placardage et sa di|usion sur les réseaux sociaux, mais sans jamais s’avancer sur le fond. Sans jamais affirmer clairement qu’un professeur refusant le concept d’«islamophobie d’État» et distinguant la «peur de l’islam» de la «détestation envers les musulmans», que l’on soit d’accord ou non avec cette position, n’a rien d’un fasciste.
Il est assez piquant que cet épisode arrive quelques jours après le psychodrame autour de l’«islamo-gauchisme», concept, nous l’avons écrit, vidé de sa substance par une droite et une extrême droite qui l’utilisent comme slogan et comme insulte, mais dont les étudiants de l’IEP de Grenoble ont eu visiblement à coeur de raviver la pertinence. Que des étudiants pétris de certitudes, et dont la virulence est inversement proportionnelle au recul historique, s’en prennent à des professeurs et les traitent de fascistes, ce n’est que banalité depuis Mai 68. Que les actuels étudiants des IEP soient davantage biberonnés à la pop culture américaine – et au minoritarisme sectaire qui en est le corollaire – qu’à la philosophie politique européenne est également une évidence. On serait donc tenté de balayer d’un revers de main ces éruptions consternantes. De même que Mai 68, qui était un mouvement de libération nécessaire et la source de progrès appréciables, a donné lieu à une mascarade idéologique dans laquelle des enfants de bourgeois proclamaient la gloire de Mao et aspiraient à la dictature du prolétariat avant de devenir communicant, publicitaire ou patron de presse sans que la cause des classes populaires ait avancé d’un pouce, de même les grandes proclamations prétendument antiracistes de ces «gardes rouges» intersectionnels leur permettront d’atteindre des positions dominantes sans que les «inégalités et les discriminations véritables aient le moins du monde régressé. Mais peutêtre faut-il craindre que, en arrivant au pouvoir, ces gauchistes rangés des voitures n’imposent, comme avant eux les gagnants de Mai 68, le pire de leur idéologie. Ce furent l’individualisme consumériste et la destruction de la méritocratie. Ce seront la pudibonderie autocentrée et la détestation de l’universalisme.
En attendant ces jours heureux, l’une des questions que pose cette a|aire est de savoir si un professeur doit accepter stoïquement d’être traité de fasciste au motif qu’il rappelle la dénition d’un mot, et de voir ses étudiants guetter et enregistrer ses supposés «dérapages» pour constituer un dossier contre lui. En l’occurrence, le professeur visé a prié les activistes de bien vouloir aller se faire voir ailleurs, ce qui leur a permis de crier à la discrimination syndicale.
Une autre question est de comprendre comment une enseignante peut se plaindre o ciellement de harcèlement parce qu’un de ses collègues refuse, dans des courriels longs et argumentés, de mettre sur le même plan islamophobie et antisémitisme et récuse donc une part de ses travaux. La controverse scientique relève désormais de l’«atteinte morale violente»... Une dernière question, plus essentielle, est de savoir si nous pouvons laisser tranquillement écrire et proclamer par des étudiants enivrés de leur courage antifasciste que «l’islamophobie tue». Jusqu’à preuve du contraire, ce qui a beaucoup tué en France ces dernières années, c’est une idéologie se réclamant d’un islam radical que ses adeptes veulent présenter comme le plus pur, et qui considère notre modernité européenne comme décadente et perverse. Il n’est pas question d’imaginer une seconde que «les» musulmans, ou même qu’une majorité de musulmans, adhèrent à ce délire haineux (et rien ne justie le racisme ou la haine des gens de confession musulmane – l’attentat contre la mosquée de Bayonne fut à raison unanimement condamné et reste, heureusement, une exception), mais c’est bien cette idéologie qui a massacré en masse. Pas une supposée islamophobie.
L’horreur vécue par Samuel Paty aura au moins eu la vertu de nous faire réagir assez rapidement quand certains utilisent le pilori des réseaux sociaux pour y clouer les noms des supposés islamophobes (car c’est l’accusation d’islamophobie qui tue en France et non l’islamophobie). Mais cela ne suffitt pas à nous faire prendre conscience collectivement que cet activisme, qui progresse à une vitesse vertigineuse dans les universités, qui impose sa loi dans les sciences sociales en réclamant la démission des récalcitrants, et qui gagne peu à peu les bastions des élites (les territoires enclavés et les classes populaires intéressent assez peu ces sympathiques missionnaires) nous prépare un avenir étouffant. Ces gens sont ultra-minoritaires? Hélas, comme ils ne sont pas démocrates, ça ne les empêchera nullement d’imposer leurs vues, dans le silence assourdissant de tous ceux qui préfèrent se taire plutôt que d’être à leur tour accusés. La peur est la plus sûre alliée du vrai fascisme.